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Albert Aoussine

Le textum, le palimpseste et le polypseste

20 Août 2023 , Rédigé par Albert Aoussine

Le textum, le palimpseste et le polypseste

À en croire les chiffres de publications de plus en plus nombreux, on pourrait penser que la littérature africaine se porte à merveille, ne connaît aucune crise,  aucune querelle ou rivalité. La plupart des principaux auteurs sont pour l’essentiel prolifiques et connus aux quatre coins du globe terrestre et traduits en plusieurs langues. On connaît généralement les auteurs  africains sur le tard, à l’heure du succcès ou de la  célébrité, ou encore à l’occasion d’un fait de société, d'une médiatisation inespérée… Qu’en est-il de jeunes auteurs ? Comment passe-t-on du degré zéro de l’écriture à celui d’écrivain ? Quelles sont les difficultés auxquelles ils sont  confrontés et comment y font-ils face ? Quelles sont les  relations que  les auteurs ou écrivains reconnus entretiennent avec ceux qui marquent leurs premiers pas ? Quel est le rapport ou la place accordée au texte d’une génération à l’autre ? À ces différentes questions L’affaire Marzouka devenue L’affaire Marzouka-Amal  (du fait de sa double implication, passive et active…)  nous  permet d’y voir plus clair… de comprendre certains aspects du phénomène littéraire. De quoi s’agit-il au fond ?  Pour rappel, il est question de la narration d’une demoiselle de 17 ans nommée Marzouka Oummou Hani, ayant pris le  risque de rédiger un roman, son premier ouvrage intitulé Mon père ou mon destin. Texte  dans  lequel elle s’inspire explicitement de son héroïne Djaïli Amadou Amal, avec qui elle a d’ailleurs essayé d’établir un contact en vue probablement d'un parrainage littéraire, à en croire la confession de cette dernière. La jeune plume met à nu les tares de la société, la maltraitance de la gente féminine, l’éducation ou l’instruction de la jeune fille, l’impact des traditions  dans  la  réalisation des destinées, les mariages forcés, etc. Dans son récit, elle prend  pour cadre  spatio-temporel Idool,  un village situé dans la commune de Belel, région de l'Adamaoua. En réaction à cela, l’autorité traditionnelle de ce village, un certain Mohaman Ahman et ses acolytes lui ont présenté une citation directe du tribunal de première instance de Ngaoundéré. Ces créatures d’un autre genre, accusent cette élève en classe de terminale, de diffamation pour avoir  nommé leur village, mais surtout parce qu’ils se reconnaissent plus ou moins au travers du portrait des personnages. Non contents de leur reflet, ces derniers sollicitent la censure dudit roman, réclament une fortune en guise de dédommagement, plus ou moins 150 millions de Fcfa. Dans un pays dictatorial dans lequel le salaire moyen d’un  fonctionnaire est de 150 000 Fcfa !

 

Comme on pouvait s’y attendre, l’écriture de la demoiselle laisse à désirer, bien qu’il y ait un certain potentiel narratif et militantiste à l’égard de l’amélioration des conditions de la femme à encourager. Son titre est inexpressif, sa dédicace affreuse, son ordre du discours manque de rigueur, la narration est très souvent superficielle, le vocabulaire peu élaboré, etc. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que j’aurais fait mieux qu’elle lorsque j’avais 17 ans. Elle a les défauts de son âge, cherche encore ses repères… et a eu l’audace de commettre son ouvrage sans assistance éditoriale, bien qu’ayant un « éditeur », eu égard entre autres, au nombre de fautes du tapuscrit. Il me vient à l’esprit les mots de Flore Agnès Nda Zoa, une promotrice littéraire et éditrice camerounaise résidant en Suisse : « J’ai l’impression qu’en Afrique la plupart des éditeurs sont en réalité des imprimeurs. Les textes ne subissent aucun  travail éditorial… il y a des fautes de grammaire, pire encore d’orthographe…  »

 

Le premier ouvrage est très souvent problématique, car le soi n’y est pas encore véritablement formé… son auteur tâtonne, balbutie, fait davantage preuve d’audace que de génie. L’audace est la  fondation d’une personnalité littéraire, le génie et le travail acharné permettent sa réalisation, son épanouissement, son accomplissement. Un fait singulier à noter : la plupart des auteurs n’assument pas leur premier ouvrage au fil du temps (c’est d’ailleurs mon cas). Car la pensée-écriture se présente comme suit : approximative, puérile, banale, misérable, superficielle, etc. Non pas l’ouvrage, mais L’affaire Marzouka a connu un grand  écho médiatique (du fait de l’acharnement de ces caverneux (au sens platonicien du terme) qui lui a finalement permis de rentrer en contact avec l’écrivaine la plus célèbre d’Afrique, notre star internationale : Djaïli Amadou Amal.

 

Ayant pris acte des rumeurs autour du roman, elle s’est donnée la peine de le lire pour en connaître les contours, et a produit un petit texte (intitulé L’affaire Oummou Marzouka !!!) sur les réseaux sociaux le 20 juillet 2023, jugé impartial (par la plupart de ses abonnés, y compris moi. J'avoue avoir été d’emblée choqué par certains propos…), texte dans lequel elle  ne prend pas clairement position en faveur de la demoiselle qui pourtant  fait du Amal dans son roman. Elle est l’une de ses héritières, se laisse ventriloquer par son combat littéraire comme des millions de jeunes femmes à travers le  monde. Si bien que nous  avions eu l’impression que par ricochet, Amal renonçait ou trahissait son propre combat pour l’émancipation des femmes sans s’en rendre compte, au lieu de saisir cette opportunité pour l’intensifier. Son soutien à la jeune plume sans langue de bois, aurait été un message fort à l’adresse de tous ces mandarins, ces goitreux, ces ventripotents de la tradition et de la religion qui oppriment tragiquement la jeunesse africaine en limitant leurs possibilités. Curieusement, Amal se soumet, au lieu de rentrer dans la joute verbale, et mettre hors service ces Aladjis (d’après le sociologue Jérémie Wilarbang, ce mot désigne dans le contexte socioculturel du Nord-Cameroun, des hommes islamo-peuls ayant une aisance financière et matérielle…) d’un autre temps comme elle sait si bien le faire dans ses ouvrages, bizarrement elle use du politiquement correct… et se retrouve finalement  écartelée entre la victime et ses bourreaux à force de vouloir plaire à tout le monde… oubliant que la parole de l’écrivain jamais ne doit être tiède.

 

Tâchons d’analyser ses propos.  Ayant  constaté bien des infirmités dans l’ouvrage, elle  propose une première solution qui me semble pertinente : « D'abord mon message aux jeunes qui aspirent à écrire c'est de s'en remettre absolument aux aînés pour les accompagner dans leur projet d'écriture. C'est ce que j'avais fait en me rapprochant de Pabe Mongo et le Cercle de la Nolica où, pendant près de deux ans, j'ai participé aux ateliers d'écriture aux côtés de bien d'autres écrivains qui m'ont partagé leurs expériences, avant de m'engager proprement à éditer mon premier roman. Écrire est un exercice de longue haleine, où la patience est de rigueur et la précipitation à proscrire. » J’aimerais apporter une nuance aux paroles initiales de son propos : les cercles littéraires, les  ateliers d’écriture, la présence d’un mentor, d’un directeur de conscience  ne sont pas indispensables… c’est un phénomène de mode relativement récent qui tout compte fait, n'apparaît nullement fameux. Je fais partie de l’immense majorité des écrivains qui se sont formés à l’ancienne, à travers la lecture des grands écrivains et l’exercice de ma plume. La base du métier d’écrivain c’est le don ou le talent, soit on l’a, soit on ne l’a pas. On ne s’improvise pas écrivain. Ce n’est pas un métier pour vacanciers ou touristes.

 

La  proposition  la plus critiquable, je  dirais  même dangereuse d’Amal, consiste à suggérer ou imposer la réécriture d’un ouvrage dont la version numérique circule librement, se trouve déjà dans des milliers d’ordinateurs, smartphones ou androïdes : « Marzouka va réécrire le livre en ajustant autant que besoin les parties qui ne répondraient pas au code du roman, bien entendu en préservant la liberté d'expression inaliénable. Et évidemment, je m'engage à l'encadrer pour ses publications. » À bien y regarder, Amal fait un bon diagnostic, mais propose une mauvaise thérapie à cette jeune fille.  Peut-on vraiment réécrire un ouvrage ? Avec quelles nouvelles ressources en réserve qu’on a su déployer ? Contrairement à la correction d’un ouvrage, l’écriture ne procède pas de la répétition, mais plutôt de l’évènementiel, l’inédit, la spontanéité. Son auteur s’y livre sans réserve, une fois pour toutes, et ne s’arrête que  lorsqu’il les a épuisés. Modifier son texte suivant les désidératas de ses détracteurs ce serait leur donner raison, abdiquer face à ce combat social.

 

Il me semble que Marzouka devrait laisser ce premier ouvrage tel quel, et travailler sérieusement pour améliorer ses performances intellectuelles dans  le  but de produire d’ici quelques années, des livres dignes de ce nom.

 

Il me vient des réminiscences. Au fond, Amal joue son Joker dans cette dernière partie. Elle propose à Marzouka un pharmakon (remède ou poison) ou une potion magique qui lui avait été vendue par une « diseuse de bonne aventure » parisienne, Emmanuelle Collas, l’un de ses éditeurs. Au moment de la réédition de l’un de ses chefs-d’œuvre, Munyal en 2020, cette dernière lui a proposé avec toute la subtilité du serpent de l’Éden, de le réécrire préalablement. Et Amal n’y a vu que du feu…  Collas propose de retravailler son ouvrage pour « qu’il devienne universel, qu’il puisse être lu partout dans le monde. » À priori, l’on pourrait penser que l’anarchisme éditorial français a produit des effets positifs, au motif que l’ouvrage a reçu de nombreux prix internationaux, et aujourd’hui, est traduit en une vingtaine de langues. Réfléchissons tant soit peu. La réécriture n’est pas la cause de ce succès. Dès avant sa réédition, l’ouvrage d’Amal était déjà reconnu comme un chef-d’œuvre, il avait déjà reçu un premier prix international (Prix Orange du Livre en Afrique), se vendait aisément… l’éditrice n’a fait que profiter de cette réussite en l’amplifiant. La base du succès d’Amal est donc la valeur intrinsèque de sa plume, la version originale et non la version traficotée à souhait, « la fausse monnaie ». J’ai dans ma bibliothèque l’intégrité de sa production en version originale. Elle a d’ailleurs eu la gentillesse de m’offrir et me dédicacer ledit ouvrage…

 

Dans la traversée ou le passage de Munyal à Les impatientes,  qu’est-ce qui se perd, s’aliène, se conserve, s’améliore… ? Répondre à cette quadruple question est une tâche qui sied davantage à ceux qui ont lu les deux versions de son ouvrage : Le texte original et le palimpseste (manuscrit dont on fait disparaître l’écriture pour y inscrire un auteur texte), si ce n’est le polypseste (néologisme forgé par Nietzsche pour  désigner un palimpseste à couches multiples). Dès le début de l’opération de  réécriture, la profanation du corps de la lettre commence de manière extrêmement violente, sans préliminaires. Collas envoie balader d'un revers de main, le titre en langue africaine… celui-ci se retrouve tout à la fois éjecté dans les poubelles de l’histoire, remplacé par un titre en langue française. Comme si le titre original en langue peule, était en soi un handicap pour sa vente à l’échelle mondiale. Ce qui est une grossière erreur. Soulignons le à nouveau,  Munyal avait déjà une portée internationale lorsque l’éditrice s’est proposée de produire une réédition de l’ouvrage. Mieux encore, le premier texte d’Amal qui porte également un titre en une langue africaine, Walaande,  a été  un succès dès sa publication. François Nkémé, Directeur des Éditions Proximité, présente son texte comme suit dans la version qu’a bien voulu m’offrir mon ami Badiadji Horrétowdo : « Prix de la Fondation Prince Claus, l’ouvrage a été traduit en plusieurs langues et diffusé dans le monde. » Ce phénomène littéraire s’est produit quasiment 10 ans avant  la rencontre d’Amal avec Collas. Écrire en une langue africaine ou plus modestement choisir un titre en cette dernière n’est donc pas une tare ou un handicap. La réécriture d’après Collas, et désormais Amal et leurs disciples, s’apparente à un culte de profanation du textum, une méprise du métier d’écrivain ou d’éditeur. Le corps de la lettre est sacré dès sa conception, on n’y touche pas sans se déshonorer ou perdre son âme. Cela est reconnu depuis l’antiquité, où les scribes sont les gardiens de l’écriture. La période contemporaine n’est pas en reste en matière de déontologie littéraire et éditoriale. Voici en tout cas ce qu’en pensait le père de la grammatologie (la science de l’écriture) : « Le texte de l'autre doit être lu, interrogé sans merci mais donc respecté, et d'abord dans le corps de sa lettre. Je peux interroger, contredire, attaquer ou simplement déconstruire une logique du texte venu avant moi, devant moi, mais je ne peux ni ne dois le changer. Il y a dans le respect de la lettre l’origine d’une sacralisation. » Jacques Derrida

 

Pour ma part, je ne lis que des versions originales où se trouve le talent à l’état brut des écrivains ou penseurs. J’envisage d’ailleurs de produire une analytique sur l’intégralité de l’œuvre de Djaïli Amadou Amal pour saluer son génie littéraire. Ce qui ne m’empêche pas de souligner ses erreurs, ses  manquements, ses dérives comme c’est le cas dans cette fameuse affaire. Comme dirait mon ami Theombogü : « La critique n’est pas une haine vouée à un auteur. » C’est bien au contraire un acte d’amour et de sincérité. En définitive, chacun d’entre nous devra désormais opérer un choix entre le textum, le palimpseste et le polypseste.

 

 

Albert Aoussine

Philosophe, écrivain et éditeur

Douala, le 1er août  2023

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